E P I L O G U E

Voici l'histoire d'Elisabeth, une petite fille surnommée Bess qui, à l'âge de trois ans, découvrit la morale rigide et incohérente des adultes. Avec sa logique d'enfant créatif, elle refusa, illico, le drastique formatage uniforme qui voulait la priver de liberté.

Cela se passa dans cette belle région du midi de la France que la fillette adorait. Ses parents vivaient dans la capitale, lieu de travail de son père.

Mais les vacances ramenaient régulièrement la maman et ses deux filles dans la grande bâtisse familiale située sur le Faron, cette colline qui domine Toulon, sa rade, son port et ses bateaux. La propriété, appelée "La Bastide", recevait à longueur d'année et pour toutes sortes d'occasions, une foule de parents, oncles, tantes, neveux et amis.

Sa propriétaire, la grand-mère de Bess, appelée Granie par tous les petits enfants de la région, organisait alors avec Arthur, son mari, de mémorables soirées dédiées à la musique, au théâtre et surtout au récit de contes décrivant l'histoire du Faron.

Ces récits, qui avaient été illustrés au 18ième siècle par le sous-officier marinier Le Conte, se trouvent encore actuellement exposés au Musée de la Marine, sur le vieux port. Granie était une fameuse conteuse.

Elle expliquait avec beaucoup d'esprit que la petite montagne était si pleine de charme que Dieu y avait créé l'Eden pour y placer Adam et Eve.

Mais ces deux imbéciles en avaient été chassés pour avoir croqué la pomme uniquement par curiosité. Heureusement, après avoir fait le tour de la Terre et en même temps beaucoup d'enfants, ils y étaient revenus.

La légende du Faron parle de cet épisode et surtout de la fameuse faune à poils et plumes qui y vit à longueur d'année. En effet, elle est connue surtout pour sa capacité diabolique d'échapper aux chasseurs.

Avec le Lièvre célèbre pour la vélocité de sa course, le Hérisson, le Renard et bien d'autres, la montagne magique abrite trois cent soixante-cinq oiseaux diaboliques, un pour chaque jour de l'année, et que l'on ne peut jamais attraper, tant leur ruse est grande.

Les Faronnais, qui tiennent énormément à leurs bestioles, veillent à ce que la chasse y soit totalement interdite.

Il y a toujours, malheureusement, un étranger marseillais ou niçois, qui vient en cachette pour essayer d'en attraper un, car ce serait le triomphe dans la région.

Heureusement que depuis des siècles, cette horreur n'avait jamais pu se réaliser.

Bess adorait écouter sa Granie parler des histoires du Faron. Curieuse, elle interrogeait la vieille dame sur ses  origines.

C'est ainsi qu'elle apprit comment la grande bâtisse qui les recevait souvent pour les fêtes, vacances ou anniversaires, avait été construite. Au départ ce n'était qu'une pauvre masure habitée par une petite fille et ses parents.

La vie y était difficile, car la terre est pauvre sur la colline et il n'y pleut pas souvent. Deux chèvres, quelques poules et six lapins désaltérés par le petit bassin qui recueillait l'eau des orages, leur permettaient de ne pas mourir de faim.

Hélas, lorsque la fillette eut quinze ans, ses deux parents moururent la laissant orpheline et sans aucune parenté.

A ce moment-là, les institutions sociales n'existaient pas. Le notaire se contenta de signer l'acte de propriété, qui désignait l'enfant comme héritière.

Et celle-ci continua à vivre misérablement, comme on le lui avait appris, seule et isolée sur cette terre aride qui lui appartenait désormais aux trois quarts.

Peu de temps après ce deuil, un petit berger de seize ans, venu de la colline voisine avec ses chèvres, tomba amoureux de la jeunette et l'épousa sans problème.

Le jeune âge n'était pas encore considéré comme un handicap pour le mariage. Dix mois plus tard, une petite fille nommée Catherine naissait et Aline la seconde, l'année d'après.

Mais les jeunes parents avaient changé de vie. Avec une énergie incroyable, le nouveau père ne se contenta pas d'agir comme ses beaux-parents l'avaient fait toute leur vie.

Il prit la décision d'aller vendre ses légumes et le lait de ses chèvres sur le marché matinal de la Rue La Fayette.

Puis il loua un couloir dans un grand immeuble face à l'Opéra, situé sur le Boulevard de Strasbourg, la plus belle artère, sinon la seule de la ville. 

A cette époque on avait le droit de disposer dans l'entrée des bâtiments habités et jusque sur le trottoir , des tonneaux emplis d'olives, de pruneaux et autres denrées.

Très rapidement, le jeune couple commença à proposer des plats tout préparés et à louer l'appartement à gauche du couloir. L'année suivante, il décida d'occuper celui de droite, pour y disposer des chaises et des tables, les transformant en restaurants rapides, sorte d'ancêtres des fast-foods actuels.

Comment avaient-ils le temps de cultiver, cuisiner, élever les deux fillettes et servir la foule de Toulonnais qui venait se régulièrement à midi avant de repartir travailler ?

Petit à petit, l'astucieux berger acheta les deux immeubles, les louant à de riches voyageurs, faisant des appartements du rez-de-chaussée une table d'hôte renommée.

Quand les deux fillettes eurent trois et quatre ans, il les mit dans le couvent le plus célèbre de la région.

Pendant la semaine, elles côtoyaient les filles des aristocrates et des grands bourgeois. Puis elles passaient tous les week-ends sur la colline à aider leurs parents, tout en continuant à fréquenter leurs petits copains et copines d'enfance, enfants de pauvres cultivateurs des environs.

Elles recevaient ainsi deux éducations très opposées.

Lorsqu'elles atteignirent l'âge de seize et dix-sept ans, leur père mourut brutalement et leur mère trois mois après.

Une fois de plus les actes notariés les désignèrent, malgré leur jeune âge, héritières des deux immeubles qui, une fois vendus, firent d'elles les plus riches demoiselles de toute la région.

Elles se retrouvèrent alors dans la grande et belle maison que leur père avait fait construire quelques années plus tôt, à la place de la pauvre cahute de planches.

Brusquement leur vie devint immédiatement sinistre et terriblement solitaire.

En effet, leurs compagnes de couvent avaient reçu la même éducation qu'elles. Mais une fois revenues à Toulon, elles ne les voyaient plus. Quant à leurs amis campagnards, ceux-ci avaient autre chose à faire que de rencontrer leurs copines devenues trop aisées, avec lesquelles ils n'avaient plus grand chose à dire.

Quant aux prétendants, malgré la grande beauté et l'immense richesse des demoiselles, ils ne se précipitaient pas. Evidemment, si un jeune homme de bonne famille s'était retrouvé en grave difficulté financière, les siens auraient peut-être accepté une mésalliance.

Mais ce ne fut pas le cas. Personne ne les demanda en mariage, sauf pour l'aînée, un jeune commandant de l'armée de terre qui, à chaque permission en profitait pour faire ses déclarations. Pendant plusieurs années, l'aînée mit en avant le confort moral d'Aline, sa soeur cadette, pour refuser l'obstiné prétendant.

Finalement, lorsqu'Aline épousa un Directeur de Société en bâtiments, Catherine finit par accepter l'offre du fidèle Commandant Gustave Aubin.

A l'époque, les officiers ne pouvaient épouser que des jeunes filles pourvues de dots importantes, car les frais de déménagements n'étaient pas pris en charge par les finances militaires.

Une fois mariée, la position sociale de Catherine changea du tout au tout.

Le militaire étant considéré comme l'égal du Maire et du Préfet, elle fut enfin reçue comme la femme d'un personnage de haut rang.

Elle dut, elle aussi, recevoir tous les jours de dix-sept à dix-neuf heures, les hauts fonctionnaires et les personnalités du jour.

Par contre, elle ouvrait toujours sa porte à ces moment-là, à ses anciennes copines qu quartier, qui faisaient tache, au niveau vestimentaire.

Très rapidement, elle mit au monde une fillette nommée Ariane. Lorsque vint le moment de la caser, le même phénomène se répéta et sa seule possibilité de mariage se retrouva chez les gradés militaires de l'air, de terre ou de mer.

D'union en union et comme happés par un sort inexorable, les habitants de la grande Bastide n'eurent que des filles qui épousèrent des militaires.

La maman de Bess connut le même sort, bien que les années quatre-vingt aient oublié depuis longtemps cet ostracisme social précis, le remplaçant par d'autres non moins dérangeants.

Elle refit donc avec courage, le parcours normal de la femme au foyer, avec comme échappatoire un travail qui lui rendait sa liberté.

Elle dirigeait à Paris le club de tennis et de bridge des militaires toutes catégories, air, mer, terre, situé près du Parc Montsouris. Cet emploi lui laissait la possibilité de descendre à Toulon à la moindre occasion, emmenant ses deux fillettes placées dans l'école religieuse de Notre-Dame.

Bess ne supportait pas l'école, ni cet uniforme bleu marine assez discret pourtant, ni les croyances si impérieuses de la religion. Ce que l'enfant détestait par-dessus tout était l'ostracisme religieux du lieu. Il faut dire qu'elle avait commencé sa révolte le jour de ses trois ans.

Ces anniversaires tombaient toujours à la fin des vacances, au début du mois de septembre. La fête réunissait alors la famille nombreuse à la Bastide chez Granie et son mari. C'était toujours l'occasion de réunions grandioses.

               Bess s'en souvenait comme si elle les soulignait chaque fois d'un trait rouge brûlant sa cervelle.

 

                                                          

 


 


 

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