LA MORT DU CYGNE

.-- Attention ! Attention ! crie Jim. Les six garçons s'agitent sur le bord du petit lac.  Bien que situé en plein centre d'une grande ville, on se croirait à la campagne.  Les buis, les arbres, le lierre cachent les immeubles environnants.  La petite forêt touffue, traversée de sentiers champêtres, entoure une mare envahie de roseaux. Le petit groupe a l'habitude de se donner rendez-vous à cet endroit.

.-- Pourquoi hurles-tu ? crie Franck. Attention, ne me pousse pas dans l'eau !

Il y a une grande agitation autour de l'étang minuscule.  Patrick a parié qu'il pouvait le traverser d'un seul saut.  C'est le genre de garçon qu'on entraîne au bout du raisonnable avec un pari.  D'autant plus qu'en ce moment, il est très excité, comme les autres, dès le matin.

En sortant du lycée, Pauline a pris l'habitude de venir tous  les  soirs  avec  sa  copine  Elodie  et  Alex  son  cousin,  les regarder faire les pires folies. Il faut dire que le spectacle en vaut la peine.

.-- Attention ! Reculez-vous !

Patrick a pris son élan. Tout aurait bien marché si ce diable de cygne n'avait fait  un  geste  fatal  en  se  plaçant  sur  le parcours,  entravant ainsi le saut du sportif.  Cela s'agite autour de lui.  Patrick tombé à l'eau,  croit  que  le  cygne  veut l'attaquer et le cygne vice-versa.

Mais le garde n'est pas là pour y mettre de l'ordre. La vase gicle.  Il fait chaud.  L'odeur du marécage est nauséabonde. Pauline a pris la main d'Alex et la mord dans son excitation. Fasciné, il ne s'en aperçoit même pas. 

Seul le spectacle de la main de Patrick accrochée au cou du cygne en guise de bouée, envahit les consciences.

Finalement,  le cygne perd la première manche par K.O.  Et  les  suivantes  aussi,  parce  qu'il  est  mort.  Sa  tête  pend lamentablement, flottant au fil de l'eau, les yeux vitreux fixant son arrière-train qui tangue.

Triste spectacle...  Mais fort, très très fort.  Patrick est debout dans l'eau,  remous au-dessus des cuisses,  dégueulasse, mais beau, très très beau.  Une algue verte,  avec des yeux bleus protubérants,  ondule sur son front.  C'est  un  sacré  spectacle, il faut le dire.

Pauline n'en peut plus. Elle éclate en sanglots. Axel lui serre le bras. Ils se regardent,  abîmés dans un trouble de "mort de cygne", qui fait battre leurs gorges sous les cognements sourds de bruits intérieurs.

On paye toujours dans ces cas d'aventure extrême. D'abord Patrick.

Le garde n'était pas là pour sauver par le gong l'animal pugiliste,  mais il arrive sur les rotules quand il n'y a plus besoin de lui. Mais maintenant, on dirait à l'entendre que la bête lui était plus chère que sa grand-mère ou même une parente plus proche encore, si c'est possible...  qu'elle le nourrissait au travers de l'Etat, lui et les douze enfants qu'il avait eu le malheur de procréer...  et qu'en la tuant,  Patrick avait anéanti la deuxième merveille du monde,  la première étant bien entendu, le garde lui-même.

Les choses s'organisent alors sous la houlette de l'homme de loi.  "Une-deux", l'assassin est amené au poste de police. C'est terriblement tendance un commissariat. Il y a le rite, comme dans les concerts de musique pop.  A dire vrai,  c'est assez ambiance, comme dans les séries de films policiers.

Rentrée à la maison, tout en mettant le couvert, Pauline y repense encore.

Avec bienveillance,  sa mère surveille pour que  tout  soit  en  ordre :  vaisselle  étincelante,  fleurs,  portes-fourchettes, dessous de bouteilles, de verres et tout le reste.

.-- Il ne manque rien ? 

Pauline, pensant à son copain Patrick coincé au commissariat, se sent gênée pour répondre.

.-- C'est assez triste à dire, mais tout est parfait

Après le dîner, toute la famille part à la campagne, sauf elle. Aujourd'hui, ils l'abandonnent jusqu'au lendemain, à cause de sa leçon de mathématiques. Et il n'est pas question qu'elle sorte. D'ailleurs la concierge bloque toutes les issues de l'immeuble. C'est assez sadique. Mais tout ne peut pas toujours être parfait.

Finalement, ça l'arrange. Surtout que maintenant il est enfin minuit.  Elle va pouvoir passer  par  le  trou  du  grillage  du parc qui jouxte la maison, pendant que la concierge est endormie.

Axel est déjà dans la petite remise à outils qui est collée à la serre des plantes tropicales, avec sa cousine Elodie qui le suit toujours partout. Ils gloussent un peu. La lune passe par l'oeil de boeuf.

Le but de l'opération de ce soir est de récupérer le cadavre du cygne que  le  garde  a  jeté  là,  ou  là... dans  une  des poubelles, pour lui faire un enterrement décent. C'est la moindre des choses envers une bête aussi royale.

Le père de Patrick va devoir payer une forte amende.  Il est juste que le garçon puisse profiter avec ses copains, d'une fête de funérailles nationales, dans le fond du parc,  tout près de la cage des bovins de petite taille.  Et  puis  elle  aime beaucoup Patrick, malgré ses fréquents débordements.

Les clapotis de l'eau mettent une ambiance assez jazz. Les trois jeunes n'ont plus du tout envie de rire,  c'est  presque  trop mystique. Et là,  dans le coin,  enveloppé de journaux,  le mort,  attendant le creusement de la tombe,  dépasse du bec et des plumes, de la poubelle.

Elodie a pris la tête de l'animal,  déjà un peu raide,  sur ses genoux. Elle a posé sur son cou,  un papier avec la date du décès : 17 Juillet.  Elle renifle.  Elle a envie de crier.  Axel lui met sa main sur la bouche.  Il sent ses lèvres qui tremblent. Un peu de salive coule dans sa paume. Il voit le cygne puis la date,  et puis la lune,  et  puis  les  yeux  de  Pauline  qui  le regardent. Il sent qu'elle va crier, elle aussi. Ils sont tous les trois à genoux, les uns en face des autres tout autour du cadavre. Ils tremblent.

Dans la tête de Pauline, il y a une phrase lancinante : " Le cygne est mort, le cygne est mort. " Elle se la répète avec un délire, et ces mots lui semblent des sons les plus incroyables qu'elle n'ait jamais entendus.

Elodie pleure à petits coups. Ils prennent sa main  pour  la  consoler,  mais  très  vite,  ils  retombent  chacun  dans  son monde intérieur, ouaté de frémissements humides, de frissons, de stupeur.

Tout à coup, un groupe formé de six ombres vient se joindre à eux.  C'est Patrick et sa bande qui sont venus se joindre à eux, sans même qu'ils s'en soient rendus compte.

.-- Chut ! Taisez-vous, taisez-vous.

La maison du garde vient de s'éclairer. La lune brille au-dessus de la mare, avec un merveilleux reflet cisaillant la vase.

Maintenant, il s'est passé plusieurs années. Mais à tous les anniversaires ils se retrouvent. On croirait que les fantômes de tous ces cygnes reviennent pour les pousser dans le parc inchangé, au moins une fois par an.

                                                                      Même  un  cygne  ne  meurt  jamais ...

                                                                                                                                                               

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